Il conviendra désormais de réfléchir avant de reprocher à une photo d’être floue. Car Joyce Penelle pourrait bien vous demander : « Ça te gêne ? ». Le détail n’est-il pas en effet l’anecdote qui s’interpose devant l’Histoire, le futile trônant devant l’essentiel, le figé devant le possible, l’énonciation à précision chirurgicale devant le cheminement poétique ? Le détail ne referme-t-il pas l’image avant qu’elle n’ait achevé le récit de nos songes ?
Le flou parle au contraire d’ombre et de lumière. Aux frontières qui séparent il substitue des transitions où vagabondent les libertés de l’esprit. Déjouant la fixité de l’image, il saisit dans ses poses l’impossible effigie du temps qui passe : le flou n’arrête pas le temps, il le capte.
J’ai compris en regardant le travail de Joyce Penelle que l’objectif photographique n’est pas un troisième œil qui répèterait ce que les deux autres ont déjà vu. Tout sauf impartial, l’objectif sera subjectif ou ne sera pas. Rien sans une complicité fusionnelle avec l’esprit, le cœur, l’âme, l’œil – appelez-le comme vous voudrez – du photographe : ha ! la voilà la vraie surface sensible ! celle sur laquelle il dessine avec la lumière.
Il fallait subvertir la fonction de la photographie pour qu’elle échappe au programme qui lui était assigné. Rendre compte, oui mais de quoi ? De quelles immanences et de quels secrets la photo serait-elle désormais le médium privilégié, celui dont on dit qu’il ne saurait trahir la vérité ? Et comment figurer cet acteur invisible qu’on n’identifie jamais qu’à ses traces et qui ne laisse derrière lui que des absences ? Comment peindre ce temps qui nous travaille, ce taraud qui creuse en chacun de nous, qui opère dans nos ventres d’humains l’impossible fusion de l’intime et de l’universel ?
Miroirs qui se souviennent, sténopés, « boîtes de conserve », insectes figés dans leur gangue d’or fin, corps nus, absorbés comme des fantômes évanouis dans la fixité d’un mur aux floraisons minérales, ombres se glissant en silence vers l’abstraction, les inventions photographiques de Joyce Penelle témoignent de cette impermanence que le temps imprime à tout ce qu’il touche. Elles convergent obstinément, comme autant de marcheurs dont les chuchotements réunis font grand bruit dans le silence de l’image, jusqu’à ce que gronde dans nos têtes l’inquiétante litanie de L’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, tout est vanité ».
Thierry Le Gall, février 2020 Docteur en Histoire de l'Art
nunc
Vingt-huit siècles avant l’astrophysique, l’homme avait compris que sa chair n’est que poussière d’étoiles. « Tout est vanité et poursuite du vent. Tout vient de la poussière, tout s’en retourne à la poussière », proclame Quohélet dans l’Ecclésiaste. Cette confrontation de notre existence à un écoulement temporel qui l’amenuise inexorablement a trouvé dans la peinture du XVIIe siècle une expression promise à de multiples déclinaisons. La référence biblique est insistante : ces peintures s’appelleront « Vanités ».
Travaillée depuis ses débuts par les questions du temps et de la disparition, Joyce Penelle s’empare du thème et invente pour lui un vocabulaire esthétique résolument contemporain. L’os, la chandelle, le sablier, la fanaison et autres accessoires symboliques du temps qui passe lui deviennent inutiles : superposé aux « floraisons lépreuses des vieux murs », le corps féminin, nu, jeune, sensuel, érotique, oscille entre apparition et disparition. Ainsi soit-il : tout est dit, pris en charge, par l’esthétique.
Images des rituels familiaux dormant au fond des albums.
La première communion, le mariage des grands-parents.
La photo à la plage : regarde, maman avait quatre ans, c'est marqué au verso...
petite écriture penchée, soignée comme on n'en fait plus.
La collecte, puis le découpage avant la mise en boîte, et enfin le coulage de la résine transparente qui scelle pour toujours le destin de l'instant qu'on avait photographié.
Ces destins, Joyce Penelle les sauve de l'oubli en les faisant œuvre d'art.
Dans le Blanche-Neige des frères Grimm, c’est dans un miroir que la marâtre cherche la vérité. Le miroir, en effet, ne saurait mentir. On pense encore, au début du XIXe siècle, que la vérité ne nous parvient jamais par des chemins immédiats : il lui faut le détour, le reflet, le microscope, la lunette. Cette vérité est en outre fugitive. Éloignez-vous du miroir, et votre image disparaît.
En 1835, soit une vingtaine d’années après l’édition du conte des Grimm, le Français Louis Daguerre parvient à fixer des images photographiques sur une plaque de cuivre recouverte d’une pellicule d’argent. La vérité est désormais prisonnière, elle ne s’enfuira plus.
Croisant reflets fugitifs et photographies éternelles, les miroirs de Joyce Penelle sont travaillés, sur fond de vérité, par la tension entre l’instant fixé et l’écoulement, la présence et la disparition. Ce sont des instantanés qui glissent à la surface du temps, s’y enfouissent parfois, pour émerger plus loin et s’évanouir à nouveau.
Ces « miroirs qui se souviennent » nous interpellent quant à la façon dont notre Étant présent s’inscrit dans la folle trajectoire de nos vies ; ilsnous invitent à des arrêts sur la plus intime des images, la nôtre.
« C’est dans la boîte ! » Telle était autrefois la formule du photographe qui venait de fixer tel ou tel instant important sur la pellicule placée au fond de son appareil. La boîte en question, chambre noire, camera obscura, est donc le lieu où s’inscrivent les souvenirs. L’analogie s’impose immédiatement avec une autre boîte, aux zones obscures, où ces derniers s’enfoncent pour ressurgir quand on les attend le moins, et qui toujours les conserve quand bien même nous les croirions oubliés.
Filant cette double métaphore, les boîtes de conserve de Joyce Penelle sont emblématiques de son travail sur la mémoire, la disparition, la conservation. Elles conservent symboliquement des images qu’elles identifient ainsi explicitement à de « futures mémoires ». À ces instants deux fois captifs – une fois de l’image, une fois de la boîte – l’artiste interdit définitivement de s’échapper : la résine transparentequi les recouvre les fige pour toujours devant notre regard, comme dans des cercueils de verre.
La dialectique de la conservation et de la mise en boîte invite le spectateur à remonter l’échelle du sens vers sa propre intimité et son propre rapport, notamment quand il se fait à son tour photographe, à la mémoire et aux souvenirs qui l’habitent.
Thierry Le Gall, octobre 2017
Docteur en histoire de l'art
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Galerie des beaux artLa Seyne s/mer 2022
Galerie Lisa Toulon 2018
L'impasse La Seyne s/mer 2015
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